On appelle « avatars » les marionnettes de pixels qui permettent d’entrer dans les espaces virtuels et d’y interagir. Ils permettent à un joueur, pour la première fois dans l’histoire, de devenir en temps réel le spectateur de ses propres actions.
Par Serge TISSERON – Psychiatre
Une symbiose
L’avatar permet à volonté au joueur de voir le monde « avec ses yeux » – en vision subjective – ou bien de le voir détaché de soi, comme on se voit parfois soi-même dans un rêve. Autrement dit, soit le joueur habite son avatar, soit il le regarde vivre. Et du coup, chacun donne et reçoit de l’autre à tour de rôle. Par exemple, quand l’avatar se promène dans des paysages virtuels magnifiques, le joueur découvre ceux-ci grâce à lui puisque, sans lui, il ne pourrait pas y avoir accès. Bref, c’est une symbiose très réussie, et en plus, l’avatar peut servir à de multiples usages.
Construire son personnage
De nombreux jeux commencent par la construction de son avatar : ce moment est une sorted’épreuve projective où le joueur choisit le sexe, la taille, l’apparence et les caractéristiques psychologiques de son personnage.
Ces choix vont notamment déterminer les formes de sa participation aux combats. Dans les jeux en ligne dont le plus connu est World of Warcraft, tout joueur doit en effet spécialiser son avatar pour les affrontements entre joueurs et contre les monstres générés par l’ordinateur. Trois possibilités s’offrent à lui : les Tank sont chargés d’attirer l’attention des ennemis et d’encaisser leurs coups; les DPSinfligent un maximum de dommages à l’ennemi (DPS est l’abréviation de Dommage Par Seconde qui renvoie à l’importance des blessures infligées à l’ennemi à chaque seconde) ; et les Healer soignent les joueurs de leur équipe. L’association des trois est indispensable pour réussir une attaque.
Un fragment de soi
Parfois, l’avatar est fabriqué sur mesure pour redonner vie à ce que nous avons été. Par exemple un enfant malmené dans les Sim’s. Mais le plus souvent, il incarne une facette imaginaire de soi. Il réalise les rêveries glorieuses du joueur, triomphe des monstres, fait fortune, dirige un empire, tout à la fois César, Alexandre le grand et Ulysse. Mais à d’autres moments, il accueille sa part sombre, ce que la saga de laGuerre des étoiles appelle la « face noire de la force ». Bien des joueurs prennent plaisir à tuer, étriper, torturer des personnages générés par l’ordinateur… Ils ne deviendront évidemment pas des criminels pour autant, et probablement même au contraire ![1]
Un disparu très cher
Le personnage auquel le joueur donne vie est aussi parfois une figure parentale à laquelle il cherche à rester attaché. Valérie Morignat, qui s’est choisie comme avatar sur Second life une femme noire, déclare par exemple : « Le fait que je sois (sur SL) une femme noire n’est pas du tout un hasard. Je suis originaire de Nouvelle Calédonie. Ma grand-mère était canaque, j’ai un métissage qui est invisible. Quand je rencontre les gens, c’est la chose que j’ai envie qu’ils sachent. »[2]. Ici, le choix de l’avatar relève clairement du désir conscient de rendre visible, dans le virtuel, une réalité invisible dans le réel. Mais souvent, les choses ne sont pas aussi évidentes ! D’ailleurs, Valérie Morignat eut un jour la surprise qu’un proche qui la connaissait bien ajoute une seconde interprétation à celle qu’elle avait donnée de son avatar. Cette femme noire qui la représente sur SL a les cheveux bleus, et elle appelait sa grand-mère canaque « Mamy Blue » ! Comme quoi la façon dont nous personnalisons ces marionnettes chargées de nous représenter en révèle beaucoup plus sur nous que nous ne le croyons…
Un « fantôme psychique »
Beaucoup d’enfants n’ont pas reçu de la part des adultes qui les entourent les mots pour penser les désastres vécus par leurs ancêtres. Ils vivent avec des angoisses qui ne sont pas les leurs : celles de guerres civiles ou familiales, de maladies gardées secrètes, d’avortement, d’abandon ou de trahison. Quand leurs questions restent sans réponse – ou qu’ils renoncent à les poser par crainte de provoquer la colère ou le désespoir de leurs parents –, il arrive qu’ils mettent en scène dans la réalité des événements familiaux problématiques dont ils n’ont entendu parler que par ouï-dire.
Heureusement, la mise en scène du drame secret vécu par un parent ne se fait pas toujours « pour de vrai ». Les enfants explorent parfois ces opacités familiales à travers leurs jeux.
Gaspard, par exemple, joue sans cesse à World of Warcraft. Mais à la différence de beaucoup d’autres joueurs, il a donné à son avatar un nom qui n’évoque ni la puissance, ni la gloire, mais une simple famille écossaise : « Mac Gregor ». À ma question sur ce nom, il me répond d’abord qu’il l’a choisi au hasard et que cela n’a pas d’importance. Mais la fois suivante, il m’explique avoir soudain réalisé que ce nom est en réalité très important pour lui ! « Mac » signifie « fils de », et son père s’est toujours plaint de ne pas connaître l’identité de son géniteur ! Gaspard avait donc donné ce patronyme à son avatar comme il aurait aimé pouvoir rendre à son père sa filiation en l’appelant « fils de… ». Son choix lui permettait, comme dans un rêve, que son père connaisse enfin ses origines, et d’être lui-même l’acteur de cette révélation [3].
Nous voyons que les rôles dévolus aux avatars sont pratiquement infinis. Le petit théâtre familial de chacun s’y trouve ressuscité à volonté, avec la possibilité d’y jouer un autre rôle que le sien, d’inverser les générations, de se mettre en scène sous un autre sexe…Et chacun peut aussi y mettre des disparus qu’il a connus ou qu’il a imaginés à partir de ce qu’en ont dit ses proches. Ce n’est plus le petit théâtre des vivants, mais celui des revenants et des fantômes…
C’est pourquoi s’intéresser aux avatars d’un joueur est aussi passionnant… entre joueurs, mais aussi entre parents et enfants et entre thérapeutes et joueurs pathologiques !
[1] Tisseron S., Qui a peur des jeux vidéo ? , 2008, Paris : Albin Michel (en collaboration avec Isabelle Gravillon)
[2] Morignat V., Le Sujet désenchanté : suprématie et singularité dans les mondes virtuels, conférence du 3 mai 2007, à la Maison Suger.
[3] Pour d’autres exemples de telles situations, on peut consulter Tisseron S., Virtuel mon amour, penser, aimer et souffrir à l’ère des nouvelles technologies, Paris, Albin Michel, 2008.