L’usage problématique des jeux vidéo peut être considéré comme un symptôme de la dépression[1], mais tous les joueurs excessifs ne sont pas des déprimés ! Le danger, c’est la pathologie sous jacente. Par Serge TISSERON, psychiatre
1. Le seul critère du temps passé est un mauvais indicateur
Il ne semble pas y avoir de lien entre la quantité d’amis ou la difficulté à s’en faire de nouveaux et le fait d’être un usager de jeux vidéo passant plus de 4 heures par jour, c’est-à-dire pouvant être considéré selon les critères classiques comme « excessif ». Il faut donc se garder d’associer systématiquement consommateur excessif et isolement social. L’interactivité rendue possible par Internet est même un de ses atouts majeurs. Plusieurs études montrent que la principale motivation des joueurs en réseau n’est pas la recherche du loisir ou de l’excitation, mais celle du contact social. Et « la grosse majorité des joueurs et des internautes sont plus impliqués que la moyenne dans des interactions riches et intenses incluant différentes modalités de contact (on et off line) »[2].
2. Le jeu à l’adolescence est différent du jeu chez l’adulte
À l’adolescence, le jeu vidéo est très souvent excessif, mais rarement pathologique, pour au moins trois raisons.
Un avenir virtuel
Tout d’abord, l’adolescent est embarrassé par une anatomie qui change trop vite et par des poussées émotionnelles par lesquelles il craint d’être submergé. Alors, il imagine un monde où le corps soit absent et les jeux vidéo lui permettent de s’engager dans des aventures où son corps est remplacé par une figurine qu’il manipule.
L’immaturité du système de contrôle des impulsions
Les circuits cérébraux qui correspondent au contrôle des l’impulsions ne s’établissent définitivement qu’à la fin de l’adolescence, voire à l’entrée dans l’âge adulte, sous l’effet de facteurs multiples dont l’environnement fait partie. Du coup, tout peut changer très vite aussitôt que ce contrôle s’établit.
Le nouvel habit de la crise d’adolescence
Ces jeux sont l’occasion pour ceux qui ont acquis les bases d’une confiance en soi de l’éprouver et de la conforter, et pour ceux qui n’y sont pas parvenus de tenter de créer les repères qui leur font défaut. La petite proportion d’adolescents désemparés qui se noient dans les jeux vidéo ne saurait nous cacher tous ceux qui les font servir à la construction de leur monde intérieur.
3. Un nouveau rituel de passage
Le jeu vidéo à l’adolescence constitue le plus souvent un nouveau rituel de passage de l’enfance à l’âge adulte. D’abord, l’adolescent se met virtuellement dans la peau d’un adulte dans ces jeux : c’est la mue virtuelle. Puis il abandonne les jeux vidéo, ou tout au moins leur pratique envahissante, pour s’engager dans la réalité d’un processus maturatif : c’est la mue réelle.
La décision d’arrêter de jouer mobilise alors un processus de deuil qui est, d’une certaine façon, celui de l’enfance elle-même. Le joueur qui décide d’arrêter abandonne bien sûr sa communauté de pairs – autrement dit ses camarades de combat – mais aussi ses chefs, ses tuteurs et ses mentors – c’est-à-dire ses parents virtuels. Il accepte aussi de renoncer aux rêves de toute puissance de l’enfance, et aux espoirs de progression infinie qui les avaient accompagnés. Complémentairement, il accepte de développer des liens avec des adultes qui considéreront pour rien les jeux vidéo dans lesquels il a eu tellement de bonheurs, d’échanges et d’émotions.
4. Trois questions pour un joueur
Comment savoir si les pratiques vidéo-ludiques menées par un adolescent nécessite d’engager une consultation médicale ? Cela peut se savoir en lui posant trois questions simples.
La première concerne sa façon de jouer. À la question : « Est-ce que tu joues seul ou avec d’autres ? », celui qui répond jouer seul est plus menacé que celui qui joue avec d’autres. Parmi ceux-ci, ceux qui préfèrent jouer avec des inconnus sont les plus suspects de présenter des difficultés psychologiques. Enfin, le cas le moins préoccupant est celui dans lequel l’adolescent joue avec des camarades de classe qu’il connaît. Celui qui retrouve le soir dans ses jeux les copains qu’il fréquente la journée à l’école est peu menacé de développer un usage pathologique. Il évolue simplement avec sa classe d’âge et se détournera naturellement des jeux sous l’effet de l’établissement d’un contrôle de ses impulsions et de l’évolution des pratiques des ses camarades.
La seconde question à poser est celle-ci : « Est-ce que tu as pensé à faire plus tard ton métier dans la profession des jeux vidéo ? ». L’adolescent qui répond oui doit immédiatement bénéficier d’une aide pour trouver les meilleures filières dans lesquelles s’engager pour réaliser son but. En revanche, celui qui dit préférer jouer plutôt que penser à son avenir se trouve évidemment dans une situation préoccupante : il joue plus probablement pour tenter d’échapper à un déplaisir que pour le plaisir qu’il y trouve.
Enfin la troisième question à poser concerne les pratiques de création d’images à l’intérieur des jeux vidéo. Celui qui crée des petits films utilise évidemment les espaces virtuels comme des lieux de création plutôt que de simples consommations.
Ces trois questions permettent enfin de commencer à initier des échanges autour des jeux entre adultes et enfants, et c’est un très bon signal par lequel les parents montrent leur intérêt pour les pratiques de leur rejeton !
[1] Morahan-Martin J., «Internet Abuse – Addiction? Disorder? Symptom? Explanations? », Social Science Computer Review, 2005, Vol. 23, N°1, p. 39-48.
[2] Rapport de l’Institut Wallon pour la Santé Mentale : Les Usages Problématiques des TIC, janvier 2010, Belgique, p.49.