Photo_Serge_2007_0Par Serge TISSERON, psychiatre

Au début des années 1980, l’idée a été lancée qu’il existerait une  dépendance aux jeux vidéo et qu’elle présenterait les mêmes caractéristiques que les addictions avec substances. Un cas a même été décrit où un jeune homme se mettait à trembler quand on l’empêchait de jouer, comme un drogué en manque. Le problème est qu’aucune observation semblable n’a été décrite par la suite…

  1. Jeu pathologique ou « addiction » ?

Il peut exister des effets secondaires médicaux graves du jeu excessif : une épilepsie photosensible, des hallucinations auditives, des problèmes d’incontinence, des problèmes musculaires et cutanés, des paralysies partielles, des tendinites, des douleurs aux articulations, etc. Mais ces cas extrêmes sont très exceptionnels. En outre, le plus souvent, ils ne mettent pas véritablement en cause le jeu, et surtout, ils ne relèvent pas de ce qu’on appelle une « dépendance » ou une « addiction ».

En outre, seule une petite minorité des joueurs présente des symptômes qui rappellent ceux de la dépendance, tels que : voler de l’argent, faire l’école buissonnière, sacrifier ses activités sociales pour jouer, présenter des signes d’irritabilité, être très anxieux, ou encore mal dormir. Mais rappeler ne veut pas dire prouver ! En tant que tels, ces symptômes ne prouvent pas l’existence d’une dépendance.

Enfin, les mots addiction, dépendance, compulsion et obsession, sont aujourd’hui mal définis et utilisés de manière interchangeable. Et en plus, ils n’ont parfois pas la même signification en anglais et en français.

Du coup, il est préférable d’évoquer les usages pathologiques possibles d’internet en évitant de parler d’addiction ou de dépendance. D’autant plus que, pour ce qui concerne l’adolescence, tout peut changer très vite et que ces mots risquent de figer un jeune dans son développement en lui imposant un qualificatif difficile à porter.

  1. Le danger : s’immerger et rester anonyme

La question essentielle est de distinguer entre les usages excessifs, qui  relèvent de la passion enthousiaste, et les usages véritablement pathologiques. En effet, la passion ajoute à la vie alors que la pathologie l’ampute. Ce passage semble se produire quand le joueur ne joue plus par plaisir, mais pour tenter d’échapper à une souffrance qui n’a rien à voir avec le jeu, et qui concerne sa vie réelle, présente ou passée. Cette souffrance peut trouver son origine dans une réalité objective particulièrement difficile : par exemple un échec dans la vie personnelle ou familiale, un deuil, un harcèlement scolaire… Elle peut aussi s’enraciner dans des désordres psychiques personnels : une dépression, une difficulté à vivre des relations affectives, l’angoisse de la séparation, etc.

Le joueur passe d’interactions complexes dans lesquelles il découvre et se socialise à des interactions dans lesquelles il s’immerge et s’isole. Son jeu devient compulsif et souvent stéréotypé.

Heureusement, parmi ceux qui se mettent à jouer de façon excessive après une déception ou un traumatisme, la plupart vont s’arrêter quelques semaines ou quelques mois  plus tard. C’est toute la différence entre « jouer pour oublier un traumatisme », et « finir par tout oublier en jouant ».

  1. Le jeu pathologique : une potion d’oubli

Si les échanges avec l’environnement sont satisfaisants, l’utilisateur profite pleinement des jeux vidéo en les constituant en espaces de significations symboliques dont il sait tirer profit. Si au contraire, ses échanges présents ou passés ont été marqués par l’insécurité et des frustrations excessives, le risque est qu’il s’enferme dans la tentative d’utiliser son ordinateur comme un partenaire qui va lui faire oublier sa souffrance. Il ne joue plus par plaisir et peut même continuer à jouer malgré le déplaisir. Son seul but est d’oublier son insécurité et ses angoisses.

À la limite, le joueur établit avec son ordinateur une situation que j’ai appelée de dyade numérique parce qu’elle tente de reproduire les conditions idéales d’une première relation mère bébé. Selon la personnalité du joueur et le moment, elle peut privilégier quatre domaines : la sécurisation de l’attachement, l’adéquation du régime d’excitations aux attentes du joueur, la création d’un espace d’accordage multi sensoriel, ou encore la construction d’une représentation idéalisée de soi et de son interlocuteur privilégié¹.

Celui qui se comporte de cette façon est habité par le désir de se guérir, mais le danger est qu’il réduise de plus en plus son monde à son jeu, sans vraiment en tirer de véritable satisfaction, jusqu’à un isolement social qui peut être très grave. Le jeu ne correspond plus à la tentative d’organiser des expériences anciennes et d’en vivre de nouvelles. Il n’est plus qu’une façon de tenter d’échapper à des angoisses plus ou moins catastrophiques. Heureusement, cette situation est exceptionnelle.

En conclusion, après une période dédiée aux inquiétudes, les recherches actuelles nuancent, pour ne pas dire contredisent, l’utilisation des termes « addiction » ou « dépendance » pour désigner les usages pathologiques d’Internet. En outre, il faut rester prudent sur le risque de « pathologiser » des comportements en pleine expansion, et dont les éventuelles conséquences, aussi bien positives que négatives, sont encore très mal connues. Enfin, n’oublions jamais s’il n’y a pas de conséquences négatives sur la vie de la personne, un comportement excessif ne mérite pas d’être appelé pathologique.

¹Tisseron S., Virtuel, mon amour : penser, aimer et souffrir à l’ère des nouvelles technologies, Paris : Albin Michel, 2008.