On s’est longtemps interrogé sur les effets potentiels des jeux mettant en scène des contenus violents sur le comportement des joueurs.
Les études sont nombreuses sur le sujet et les résultats très disparates. Avec la démocratisation des jeux en ligne et l’engouement croissant des joueurs pour les jeux communautaires, on constate également depuis quelques années l’émergence de comportements parfois très virulents chez les joueurs, s’exprimant pourtant dans le cadre de jeux au contenu anodin. A l’instar de certains phénomènes de violence dans les stades lors de compétitions sportives, à l’image du hooliganisme dans le milieu du football, par exemple, pourtant considéré comme un sport très grand public et familial ; on perçoit aussi parfois des comportements dits « toxiques » chez les joueurs en ligne. Ces comportements dans le cadre de jeux pourtant conçus pour s’adresser à un public familial, peuvent prendre la forme d’une forte agressivité verbale ou de propos insultants voire racistes, homophobes ou misogynes, entre autres.
Les enjeux : un phénomène viral et exponentiel
Si le phénomène ne touche qu’une minorité de joueurs, les effets en sont suffisamment notables pour que les exploitants de jeux se saisissent de la problématique et déploient des mesures parfois très ambitieuses pour tenter de les limiter, voire de les éradiquer. Alors que fédérer des communautés pour fidéliser des joueurs est encouragé par les exploitants de jeux, il apparait que les « comportements toxiques » sont l’une des principales causes d’abandon d’un jeu. Ainsi, certains joueurs renoncent à se connecter ne supportant plus l’ambiance délétère qui règne sur un serveur de jeu, et ce risque de départ augmente de 320% lorsque l’environnement est jugé nocif (données indiquée par le MOBA League of Legends). Dès lors, au-delà des enjeux éthiques et sociétaux, le comportement des joueurs entre eux s’impose aussi comme un enjeu économique.
Les membres de l’industrie du jeu vont plus loin encore. C’est le cas notamment de Jeffrey Lin, en charge de ces problématiques chez Riot Games, le studio de développement de League of Legends, considéré actuellement comme le jeu en ligne le plus joué au monde et l’un des plus touchés par les « comportements toxiques » entre joueurs, Par définition, le comportement nocif d’un seul aura des conséquences sur l’expérience de jeu de plusieurs autres joueurs. Les études du studio montrent que les comportements toxiques se propagent de façon virale : un joueur confronté à un environnement violent aura tendance à adopter lui-même un comportement agressif, et inversement, « lutter contre les comportements délétères dans les jeux ne profitent pas qu’aux seules communautés de joueurs, mais permet aussi d’enrayer globalement les comportements agressifs et de faire d’Internet en général un lieu d’échanges et d’interactions plus sûr ». Les enjeux, positifs et négatifs, dépassent le seul cadre des jeux.
Lutter contre les comportements délétères
Fort du constat, les exploitants de jeu multiplient les mesures visant à endiguer les comportements toxiques dans leur jeu. On compte traditionnellement trois grandes familles de mesures : l’une encourage et récompense les comportements communautaires positifs ; l’autre sanctionne les comportements négatifs, quand la troisième s’appuie sur des mécanismes d’autogestion impliquant les joueurs, voire les laissant parfois faire justice eux-mêmes.
Les premières, encourageant les comportements positifs, sont traditionnellement complexes à mettre en œuvre à moins de disposer d’équipes de modération à la fois nombreuses et suffisamment présentes pour identifier les joueurs fair-play ou véhiculant un bon esprit au sein de la communauté. Cette approche s’avère néanmoins importante au sein d’un jeu, notamment à cause de ce que les psychologues nomment le « biais de la négativité ». Les sentiments négatifs ressentis par un joueur seraient infiniment plus marquants que les expériences positives. Ainsi, il faudrait vivre quatre expériences positives pour effacer une expérience négative et ainsi susciter un sentiment émotionnel neutre chez le joueur. Il convient donc de valoriser les bons comportements pour rééquilibrer la perception des joueurs et éviter la propagation de comportements délétères.
Dans ce contexte, certains titres intègrent par exemple des « systèmes de notations » entre les joueurs, les mieux notés par la communauté sont honorés et les plus plébiscités sont récompensés. Egalement, des « mécanismes de mentorat » invitent les joueurs vétérans à se faire les ambassadeurs du jeu auprès des nouveaux venus.
La communauté
Dans le même esprit, les équipes de développement entendent s’appuyer sur les communautés elles-mêmes. Dans certains jeux, des mécanismes de signalement de mauvais, et de bons comportements sont mis en place pour valoriser les attitudes positives. Dans d’autres, des bonus sont octroyés aux joueurs dès lors que leur comportement ne donne pas lieu à signalement. Un mois sans reproche et le joueur obtient un petit bonus, qui augmente au fil des semaines de bonnes conduites, le bonus peut prendre la forme d’un costume ou d’un objet distinctif pour le personnage, visible de tous les autres joueurs dans le jeu. Dans le MOBA League of Legends ou le MMORPG ArcheAge, les joueurs peuvent passer en jugement, dans un tribunal présidé par des joueurs susceptibles d’infliger des sanctions plus ou moins lourdes – la communauté rend justice selon ses propres critères collectifs.
Les sanctions
Mais évidemment, les mesures visant à sanctionner les joueurs au comportement néfaste, le plus souvent pour les bannir et les empêcher d’accéder au serveur de jeu temporairement ou définitivement, sont les plus courantes et les plus nombreuses. Mais là encore, les études menées directement dans les jeux obligent à repenser la façon de « rendre justice » dans un jeu. Selon Jeffrey Lin, il convient en effet de faire en sorte que la « victime » puisse percevoir la sanction de son agresseur qui doit être infligée rapidement. Dans League of Legends, une intelligence artificielle apprend à identifier les comportements néfastes à la volée, selon les pays et les cultures locales afin d’infliger de promptes sanctions, de seulement quelques minutes ou quelques heures. Les sanctions peuvent être publiques pour susciter un sentiment de justice rendue au sein de la communauté et éviter tout sentiment d’impunité. Le studio Riot Games a ainsi déjà sanctionné des joueurs professionnels de League of Legends pour leur comportement, les privant de certaines compétitions d’envergure (un « carton rouge » énoncé publiquement et largement commenté au sein de la communauté des joueurs les plus investis). Mais au-delà de la victime, il convient aussi et surtout de se montrer pédagogue à l’égard de l’agresseur : il apparait en effet qu’un joueur « puni » aura tendance à se montrer d’autant plus colérique et agressif quand la sanction lui parait injuste. A contrario, quand la sanction est expliquée, le joueur est plus enclin à la reconnaitre et à accepter de changer son comportement (pour 50% d’entre eux). Et, quand la faute est démontrée, preuve à l’appui grâce par exemple à des logs de jeu, 70% des joueurs sanctionnés sont prêts à évoluer.
Selon Jeffrey Lin, de nombreux joueurs n’avaient pas conscience des effets de leurs comportements nocifs en ligne en oubliant qu’il y a d’autres joueurs au-delà de leur écran. Les aider à prendre conscience de cette réalité humaine, même au travers de sanctions bénignes, donc au final éduquer, s’est manifestement avéré efficace : d’après le designer, la politique mise en place par le studio Riot Games porte ses fruits puisque « seulement » 2% des très nombreuses parties jouées dans League of Legends seraient aujourd’hui émaillées de « propos déplacés » (orduriers, racistes ou sexistes, notamment).
Pour aller plus loin, lisez nos conseils et points de vigilances